L’Argadz

«L’argadz», ce fascinant jargon des Arts et Métiers

«Zocquer sa cuvance creuse», «gadzart»…Ce langage se transmet chaque année depuis le XVIIIe siècle dans cette prestigieuse école d’ingénieurs.

«Il est lar’∫∫ tap’∫∫ pour l’ap’∫∫ de zocquer sa cuvance creuse.»Ces mots vous laissent pantois? Eux aussi, du moins les premiers mois. Les débuts sont fantasques aux Arts et Métiers (ENSAM), et tranchent avec la rigueur parfois austère du travail de titan fourni en classes préparatoires pour intégrer cette école prestigieuse. Découverte du campus, transmission des traditions et surtout de ce fameux jargon qu’est l’«argadz»…: le premier trimestre est consacré à ce que les étudiants appellent «l’usinage», comprenez la période qui voit les deuxième année accueillir les nouveaux arrivants. «Le terme vient de nos traditions industrielles, avec cette métaphore d’affiner des potentiels bruts, c’est-à-dire qui n’ont pas été travaillé, pour en faire les joyaux de notre école», nous explique Cyril, en dernière année. «La réception d’un livret avec la traduction du jargon se fait assez tôt», ajoute Vincent qui termine lui aussi sa scolarité, «après quelques activités pour comprendre son aspect solennel».

C’est tout un jargon qui est façonné et transmis depuis des générations, avec son vocabulaire, ses règles de grammaire…et même ses onomatopées. Un jargon qui donne forme à un monde que vous ne risquez pas de comprendre si vous n’y êtes pas initié. Pour Vincent, ce langage hermétique et inconnu des nouveaux élèves permet «d’avoir toutes les cartes entièrement rebattues à l’arrivée à l’école. Tout le monde est en terrain inconnu.» Ce langage façonne dès lors un esprit de corps. Mais d’où vient-il?

«C’est l’aspect conflictuel qui est à l’origine de ce langage», précise Cyril. Fondée à la fin du XVIIIe siècle pour éduquer les pupilles d’un régiment de cavalerie, l’école forme ensuite «les contremaîtres de la Révolution Industrielle», explique Vincent. «Ils étaient tous en internat, les surveillants étaient sévères et les règles des dortoirs très strictes». Pour Cyril, le jargon est ainsi construit «afin que les élèves puissent communiquer entre eux sans être compris de la strass [la hiérarchie]. Ils étaient plus forts ensemble».

Des centaines de trouvailles sémantiques

Mais pourquoi ce nom d’«argadz»? «L’argotest d’abord devenu argal, car nous héritons des traditions militaires dans lesquelles les o deviennent al», explique Vincent. Cette dernière syllabe ressemble à «gadz», abréviation de «gadzart» [gars des arts], le sobriquet fièrement porté par les étudiants. Il n’en faut pas plus pour qu’émerge une trouvaille sémantique, «argadz», perpétuée depuis plus de deux siècles. A la liste de près de deux cent mots transmise, il faut ajouter toutes les suppressions de fins de mots, remplacés par un «’s». Apéritif se dit «aper’s», école se dit «ec’s». Pas question toutefois d’abréger les mots importants, comme «Tradition», qui prennent une majuscule et sont écrits en lettres gothiques avec beaucoup d’application. Vincent et Cyril veillent jalousement sur le reste du vocabulaire: «Rien n’est vraiment secret, mais tout est surprise. On n’a rien à cacher, mais on ne veut pas gâcher l’émotion de la découverte pour les suivants.»

Certains mots varient entre les sept campus de première année, mais «il existe un dictionnaire de cohésion pour garder un socle commun». Le «gadzart» d’Angers reconnaît en soirée ou dans la rue le «gadzart» de Lille. Le «sal’s», entendez «salut», ou certaines onomatopées sont alors au gadzart ce que le «tea for two» est à Louis de Funès dans La Grande Vadrouille: un signal de reconnaissance. «Dans la rue, quand on voit que quelqu’un porte une équerre ou une autre référence, on peut facilement dire ‘sal’s’ suivi d’un clin d’œil sympa pour confirmer que le gars est bien à l’école.» En deuxième année, l’affaire est plus simple: les étudiants doivent se laisser pousser barbe et cheveux, ce qui les rend aisément identifiables. Et ce fort sentiment d’appartenance continue bien au-delà des trois ans à l’école.

Une question nous brûle toutefois: le langage est-il si bien ancré qu’il en devient courant? «On a du mal à se passer de certains mots, plus pratiques, plus rapides. On a parfois l’impression que ce jargon est universel parce qu’on a l’habitude de le parler pendant trois ans et que les gens le comprennent autour de nous, conclut Vincent. Une fois dans nos familles, on s’aperçoit que non.»